LE BANQUET DE PLATON

Ouvrage que l'on s'accorde à dater de la période de maturité de Platon, Le Banquet - qui expose la nature et la portée philosophiques de l'amour - est sans doute un texte qui rencontre les aspirations de nombreux étudiants. Afin de les aider dans leur lecture, on trouvera, ci-après, un résumé-plan (Première Partie) suivi d'une réflexion sur l'argumentation (Deuxième Partie).

PREMIÈRE PARTIE : RÉSUMÉ-PLAN

Introduction : source et début du récit [172a-178a]

A - Circonstances du récit [172a-174a]
Apollodore, disciple de Socrate, répond à la demande d'autres disciples de leur racon­ter les propos sur l'amour échangés à un banquet présidé par le tragédien Agathon à l'occasion de son triomphe dans un concours de pièces de théâtre. Apollodore tient ce qu'il va leur dire de la bouche d'Aristodème, un des convives.

B - Début du récit [174a-178a]
1 - [174a-175c]. Aristodème rencontre Socrate, pour une fois bien lavé, qui lui dit se rendre au souper d'Agathon. Absorbé par ses pensées, Socrate se laisse distancer par Aristodème qui se retrouve seul à l'entrée de la demeure d'Agathon. Celui-ci lui souhaite la bienvenue. Puis un esclave annonce que Socrate est resté sous le porche.

2 - [175c-176a]. Socrate arrive enfin au milieu du repas. Agathon l'invite à s'asseoir près de lui afin de profiter de sa sagesse. Socrate ironise sur cet espoir de transmission purement « physique ».

3 - [176a-c]. On s'acquitte alors des libations et chante en l'honneur de Dionysos. Pausanias et Aristodème, encore dans les vapeurs de boisson de la veille où l'on célébra le succès d'Agathon, disent qu'ils ne boiront plus qu'avec modération. Appuyé par Phèdre, le médecin Eryximaque approuve leur résolution.

4 - [176c-178a]. Eryximaque propose ensuite de renvoyer la joueuse de flûte. Il se rallie à la suggestion de Phèdre de prononcer un éloge de l'Amour : les poètes ne l'ont pas célébré ni les sophiste, qui ont pourtant traité de sujets plus futiles. Socrate et les autres convient Phèdre à commencer.

I - Les cinq éloges de l'amour [178a-198a]

A - Discours de Phèdre [178a-180c]
1 - [178a-180c]. Le dieu Amour est le plus ancien car il n'a pas de parents. Il est, selon Hésiode, né après le Chaos et la Terre.

2 - [178c-179b]. Il procure à ceux qu'il touche les biens les plus grands. Il inspire la honte des vilaines actions et le goût des bonnes. Or il n'y a rien de plus laid que d'être surpris par celui qui nous aime en train de faire le mal. C'est pourquoi une armée compo­sée d'amants et d'aimés rendrait un État invincible.

3 - [179b-180c]. - L'histoire et surtout la mythologie démontrent que seuls consentent à mourir pour autrui ceux qui aiment. Ainsi Alceste qui accepta de périr à la place de son époux et à laquelle les dieux permirent de ressusciter. Les dieux n'ont pas consenti, au contraire, à rendre Eurydice à Orphée parce qu'il n'avait pas eu le courage de mourir pour la retrouver. Ils ont, en revanche, envoyé Achille aux Champs Élysées car celui-ci, tout en sachant qu'il y perdrait la vie, n'hésita pas à venger son ami Patrocle.
B - Discours de Pausanias [180e-185e]
1 - [180c-182a]. Les deux Amours.
a) [180c-181b]. Phèdre a eu tort d'affirmer qu'il n'y a qu'un seul Amour. Il y en a deux, de même qu'il existe deux Aphrodite : la plus ancienne, fille du Ciel, qu'on appelle Céleste, la plus récente, fille de Zeus et de Dioné, ou Aphrodite populaire. Comme toute action, l'activité amoureuse peut être belle ou laide. On ne doit faire l'éloge que de la belle.

b) [18lb-182a]. Ceux qui se réclament de l'Aphrodite populaire aiment les femmes aussi bien que les hommes et les jeunes garçons. Ils aiment le corps plus que l'âme. Ceux qui se rattachent à l'Aphrodite céleste n'aiment que les hommes (parce qu'ils ont plus de vigueur et d'intelligence que les femmes). Ils n'aiment les jeunes garçons que lorsqu'ils commencent à être intelligents. Ils préfèrent leurs âmes à leurs corps.

2 - [182a-183d]. Diversité de jugements sur la pédérastie suivant les États.
a) [182ad]. A Lacédémone (Sparte) et chez les Béotiens (Thèbes), gens peu habiles à la parole, il est bien de céder aux vœux d'un amant. En Ionie et chez les Barbares, c'est mal car on craint la résistance farouche d'amants contre un pouvoir tyrannique.

b) [182d-183d]. A Athènes, d'une part, on recommande d'aimer ouvertement les meil­leurs mais on accepte d'un amant des conduites (supplications, parjures, etc.) qu'on blâme en dehors de l'amour ; d'autre part, des pédagogues obéissant aux ordres des pères et certains jeunes gens eux-mêmes mettent des obstacles aux relations entre amants.

3 - [183d-185c]. La diversité de ces jugements vient de ce que l'on n'a pas distingué entre les amours populaires, qui ne recherchent que le corps et se fanent en même temps que lui, et les amours célestes qui s'attachent aux âmes et demeurent constants. C'est pourquoi il convient de faire coïncider deux principes : l'amour des jeunes gens, l'amour de l'esprit. Ainsi l'amant pourra faire progresser son aimé en sagesse. Mais si l'un des deux seulement a ce désir, on lui pardonnera ses illusions sur son partenaire.

[185ce]. Intermède. Pris de hoquet, Aristophane ne peut prononcer son discours. A sa demande, Eryximaque prend sa place après lui avoir donné quelques conseils médicaux.

C - Discours d'Eryximaque [185e-188e]
1 - [185e-186b]. Introduction : la distinction de Pausanias entre les deux amours s'applique non seulement aux relations amoureuses proprement dites mais s'étend à ce qu'étudie la médecine et même à tous les phénomènes de l'univers.

2 - [186b-187a]. Amour et médecine. - De même que, comme l'a dit Pausanias, il est beau de céder aux vœux d'un homme de bien, de même le médecin doit rechercher ce qui favorise la santé et contrarier ce qui provoque les maladies. L'art médical a pour finalité d'établir un équilibre entre ces tendances opposées.

3 - [187a-188a]. Amour et musique. - En musique, cet équilibre se traduit par un accord entre deux éléments qui s'opposaient antérieurement, par exemple des sons (aigus, graves), des rythmes (rapides, lents). De même, ceux qui suivent la Muse Uranie (astronomie) parviennent à un amour céleste et ceux qui ne peuvent suivre que la Muse Polymnie (pantomime) goûtent un amour populaire en s'adonnant à un plaisir sans excès.

4. - [188ac]. Amour et astronomie. - Tant que les exigences des deux amours s'équi­librent dans la nature (révolutions des astres, cycles des saisons), elles procurent aux hommes, aux animaux et aux végétaux santé et prospérité. Mais dès lors qu'un amour l'emporte sur l'autre, naissent toutes sortes de maux pour les êtres vivants.
5 - [188ce]. Amour et divination. - L'amitié entre les dieux et les hommes s'obtient par l'entremise de la religion et de la divination. Sans elles, et sous l'effet de l'impiété, se développe la discorde entre les hommes et entre les hommes et les dieux.

Parce qu'il se fonde sur la justice et la mesure, l'amour procure concorde et bonheur à la nature, aux hommes et aux dieux.

D - Discours d'Aristophane [189a-193e]
1 - [189ad]. Introduction. - Son hoquet ayant cessé, Aristophane affirme que les hommes ne se rendent pas compte du pouvoir d'Amour. Sans quoi ils lui offriraient un culte à la mesure de son amour pour eux, amour supérieur à celui des autres dieux.

2 - [189d-190c]. Les ancêtres des hommes. - C'étaient des êtres composés, par rapport aux hommes actuels, soit de deux hommes, soit de deux femmes, soit d'un homme et d'une femme (des androgynes). Ils avaient une forme sphérique et le double de membres. Ils avançaient droit ou en rond... Les doubles mâles participaient du soleil, les doubles femelles de la terre, les androgynes de la lune. Leur force était extraordinaire. Leur orgueil les poussa à affronter les dieux.

3 - [190c-191a]. Zeus hésita à les anéantir comme il l'avait fait pour les Géants : il y aurait perdu les avantages des honneurs et des offrandes. Pour les affaiblir et les multi­plier, il les coupa en deux avec l'aide d'Apollon, puis il les recousit au niveau de ce qui est devenu le nombril.

4 - [191ad]. Dès lors chaque moitié d'homme ancien rechercha sa moitié. Mais les hommes périssaient jusqu'à ce que Zeus s'avisa de mettre au-devant de leur corps les parties génitales. Ainsi les hommes purent se reproduire.

5 - [191d-193d]. Chaque ancienne moitié recherche désormais sa moitié complémen­taire. D'où les trois formes d'amour possibles : hommes-femmes, hommes-hommes, femmes-femmes. Le désir de chaque homme est de se fondre avec celui ou celle qu'il aime. L'amour cherche à réparer la faute primitive. Parce qu'il cherche à rétablir l'unité, il est la plus parfaite expression de la piété.

[193e-194e]. Intermède. - Aristophane demande à Eryximaque de ne pas interpréter son discours comme une dérision. Eryximaque acquiesce. Socrate feint de se trouver dans l'embarras puisqu'il devra prendre la parole après de tels prédécesseurs et Agathon. Avec ce dernier, il entame une polémique sur les rapports entre discours et auditoire. Phèdre la fait cesser en demandant à Agathon de prononcer son discours.

E - Discours d'Agathon [195a-198a]
1 - [195ah]. Introduction. - Les discours précédents n'ont pas célébré les louanges du Dieu. Ils ont plutôt félicité les hommes pour les bienfaits qu'ils lui doivent. Or, avant de célébrer les bienfaits, il faut connaître la nature du bienfaiteur.

2 - [195b.196b]. Nature d'Amour. - a) [195bd]. Contrairement à ce qu'a dit Phèdre à la suite d'Hésiode et de Parménide, Amour ne peut être que le plus jeune des dieux puis­qu'à l'origine des temps régnait non l'amour mais la discorde ; b) [195dc]. Il est le plus délicat car il s'insinue dans ce qu'il y a de plus délicat chez les dieux et les hommes : les âmes ; c) [196ab] Il est le plus souple car il s'harmonise avec toutes les âmes. Sa beauté est le signe tangible de ses caractères.

3 - [195be]. Les qualités d'Amour : - il est juste, car il n'use point de la force - il est tempérant car il est supérieur au plaisir ; - il est courageux car, selon la tradi­tion, il triompha d'Arès.

4 - [196e-197d]. Les bienfaits d'Amour : - il inspire la création poétique à ceux dont il s'empare. Plus généralement, chez tous il est la cause de la création de tous les vivants et la cause des inventions des hommes et des dieux ; - grâce à lui s'établissent concorde dans la nature et entre les hommes, sociabilité et convivialité entre les hommes. [198a-199b]. Intermède. - Les assistants applaudissent le discours d'Agathon. Socrate s'extasie ironiquement sur la beauté du vocabulaire et des phrases.

Revenant à l'ensemble des discours précédents, il feint de s'accuser de n'avoir pas compris que la règle suivie jusqu'alors consistait à louer Amour et ses effets, sans faire la part du vrai et du faux. Cette distinction lui semble, au contraire, primordiale. Il va s'appuyer sur elle sans chercher à rivaliser avec les autres orateurs.

II - La contribution de Socrate [199a-212c]

A - Problématique [199a-201d]
Socrate objecte au discours d'Agathon (et à certains aspects des autres discours) que si l'Amour est désir, il ne peut désirer que ce dont il est dépourvu. Or Amour recher­che ce qui est beau et bon. Il n'est donc ni beau ni bon.

B - Le discours de Diotime rapporté par Socrate [201d-212c]
[201de]. Introduction. - Les arguments utilisés par Socrate à l'encontre d'Agathon sont ceux-là même dont a usés Diotime pour réfuter Socrate quand il argumentait comme Agathon.

1 - [202c-204d]. Nature intermédiaire de l'Amour
a) [20le-203a]. Rechercher ce qu'on n'a pas n'entraîne pas que ce qu'on possède est le contraire de ce dont on est dépourvu. Ne pas être savant ne signifie pas forcément être ignorant. L'opinion droite est, en effet, intermédiaire entre savoir et ignorance. De même, si l'Amour a comme composante le désir des choses bonnes et belles, c'est qu'il n'est pas un dieu qui, par définition, les possède. Il est donc un intermédiaire entre les mortels et les dieux.

Il est nécessaire de supposer l'existence de tels êtres : comment, sans eux, pourraient-­ils y avoir des relations entre des êtres aussi différents que sont les hommes et les dieux ? Ces êtres intermédiaires sont des « démons ». Par eux est rendu possible et efficace tout ce qui ressortit de la religion et de la divination.

b)[202b-203e]. Amour, fils de Poros et de Pénia. - Pendant que les dieux fêtaient la naissance d'Aphrodite, la mendiante Pénia (Pauvreté) profita de l'ivresse de Poros (Expé­dient ou Ressource ou Richesse intellectuelle ou psychologique) pour se faire engrosser par lui. Ainsi fut conçu le compagnon d'Aphrodite : Amour. De sa mère, il tient sa rudesse, sa malpropreté et sa pauvreté, de son père, il tient sa vaillance et son habileté. Il n'est donc ni tout à fait indigent ni tout à fait riche.

c) [204ac]. Amour, figure du Philosophe. - Ni les dieux ni les sages ne recherchent la sagesse (sophia) car ils la possèdent. Ni les ignorants car ils en sont totalement dépourvus. Ceux qui recherchent la sagesse (les philo-sophes) sont donc des intermé­diaires entre les sages et les ignorants. Amour, qui n'est ni complètement indigent ni complètement riche, est l'image du philosophe. Enfin, si Socrate s'est trompé sur la Nature d'Amour, c'est, selon Diotime, parce qu'il confondait celui qui aime avec ce qu'il aime.

2 - [204d-207e]. L'objet du désir d'Amour : l'enfantement ou création.
a) [204d-206b]. Aimer les choses belles et bonnes, c'est vouloir les faire siennes pour connaître le bonheur. Il faut étendre le sens du terme Amour à la recherche et à la réali­sation de tout ce qui est bel et bon, c'est-à-dire à la création dans tous les domaines, phy­siques et spirituels, lorsqu'on vise l'éternité pour ce qu'on crée.

b)[206b-207a]. Poussés par le désir de prolonger leur existence, les mortels s'unissent avec ce qui, ici-bas, leur donne un aperçu de l'éternité : un être beau qui leur donne envie d'enfanter dans la beauté.
3 - [207a-209a]. L'universel désir d'immortalité est l'objet de l'amour. Que le désir de se perpétuer soit une loi universelle, on en trouve la confirmation en considérant que les bêtes, évidemment dénuées de réflexion, cherchent, par leurs unions et l'élevage de leur progéniture pour laquelle elles sont prêtes à se sacrifier, à se perpétuer ; en chaque individu, se renouvellent sans cesse le corps, l'esprit (caractère, sentiments, opinions, connaissances), les actions méritoires, accomplies pour assurer une gloire dont la pos­térité se souviendra.

4 - [209a-e]. Le désir d'immortalité ne se satisfait pas de la survit individuelle que procure l'enfantement charnel. Il se réalise pleinement dans la recherche de la survie de l'humanité. Ceux qui l'entreprennent sont féconds en esprit. Éducateurs de l'humanité, ce sont, par exemple, des fondateurs de constitution comme Lycurgue et Solon, ou des poètes tels qu'Hésiode et Homère.

5 - [210a-212c]. Le but suprême de l'Amour
a) [210 ae]. La voie qui y conduit. - La beauté poursuivie par la quête amoureuse est unique : il faut donc s'élever de l'amour d'un beau corps à l'amour de tous les beaux corps. La beauté des âmes est supérieure à la beauté des corps : on doit donc passer de l'éducation d'une belle âme à la considération de tout ce qui est bel et bon pour les âmes en matière de connaissances et de sagesse.

b)[210e-212e]. On parvient ainsi au principe et à la fin du désir d'Amour : la vision d'une beauté parfaite et éternelle dont participe et tire sa substance tout ce qui est beau : les beautés d'ici-bas et surtout les belles actions et les belles connaissances. La vie des mortels peut enfin alors donner une image de l'éternité.

III - L'intervention d'Alcibiade [212c-223b]

A - L'arrivée d'Alcibiade [212c-214a]
Aristophane, qui s'est cru visé par une remarque de Socrate, tente de répliquer. Il est interrompu par l'arrivée de joyeux drilles. Bientôt entre Alcibiade complètement ivre, le front couronné. Il demande qu'on l'admette au banquet et proclame qu'il se dessaisira de sa couronne au profit du plus savant et du plus beau. N'ayant pas vu Socrate, il la décerne à Agathon. Puis, apercevant Socrate, il feint de s'étonner de le trouver en ces lieux, en pareille compagnie. Socrate se moque de sa jalousie et demande l'aide d'Aga­thon. Alcibiade retire à ce dernier la couronne, en ceint Socrate puis se proclame prési­dent de la beuverie.

B - Sa contribution [214a-215a]
Eryximaque apprend à Alcibiade que les différents convives ont prononcé un éloge de l'amour. Il lui suggère de le célébrer à son tour. Alcibiade repousse la proposition : des propos d'ivrogne ne peuvent rivaliser avec ceux de gens sobres ; mais surtout, que peut-il ajouter après le discours de Socrate ? Puisqu'on lui demande un éloge, il fera celui de Socrate. En accord avec ce dernier, son portrait ne visera pas la flatterie mais la vérité.

C - Éloge de Socrate [215a-222c]
1 - [215a-217a]. Socrate le séducteur. - Pour comprendre la personnalité de Socrate, il faut la comparer aux Silènes et au satyre Marsyas...

a) A Marsyas. - Marsyas se servait d'une flûte pour séduire. Socrate, lui, n'a besoin que de paroles pour charmer ses auditeurs. Il ne recourt pas, pour susciter des émotions, aux artifices de l'éloquence utilisés par Périclès et d'autres bons orateurs. Il est le seul à avoir troublé Alcibiade au point que celui-ci ressent de la honte quand il recherche les faveurs de la foule.

b)Aux Silènes. - Comme eux, il a une apparence bouffonne. Mais de même que l'intérieur des Silènes renferme des figurines divines, de même les propos d'apparence légère de Socrate ont un sens divin.
2 - [216e-219e]. Le véritable amour révélé par la conduite de Socrate lorsqu'Alci­biade le courtisait. Au cours d'exercices de gymnastique et à l'occasion de deux soupers, Alcibiade tendit à Socrate des pièges amoureux pour lui offrir la fleur de sa beauté. Socrate les déjoua en lui montrant que ce serait pour lui un marché de dupes s'il échan­geait sa beauté spirituelle contre une éphémère beauté corporelle. D'où le dépit et l'admi­ration d'Alcibiade envers son maître de sagesse.

3 - [219e-220c]. L'endurance et le courage de Socrate. - Lors de la campagne de Potidée, Socrate résista à la faim et aux rigueurs de l'hiver... La guerre ne l'empêchait pas, quand il en avait le loisir, de méditer longuement et profondément. Il secourut Alcibiade et fit montre de courage et de dignité pendant la retraite de Délion.

4 - [220c-222c]. Socrate, personnage unique. - Les grands hommes de l'histoire antique ont comme modèles les héros homériques. Mais on ne peut comparer Socrate à aucun autre homme. Si on veut comprendre sa personnalité, il faut en chercher l'image chez les Silènes et les Satyres. Quand on ne prête attention qu'à la forme de ses propos, ils paraissent dérisoires, remplis qu'ils sont d'exemples quotidiens. Dès lors qu'on entre­voit leur sens, on est frappé par leurs qualités intellectuelles, morales, éducatives, divines. C'est pourquoi on doit convenir que Socrate a dupé ceux qu'il a séduits : on le prenait pour l'amant alors qu'il était l'aimé.

Épilogue [223bd]
Les convives rient des propos d'Alcibiade. Socrate feint de croire que son éloge par Alcibiade avait pour but de le brouiller avec Agathon dont il propose de célébrer les louanges. N'est-ce pas là une preuve du goût de Socrate pour les jeunes gens rétorque Alcibiade. De nouveaux bambocheurs les interrompent. Tout le monde boit sans retenue. Eryximaque, Phèdre et d'autres invités s'en vont.
Au petit matin, Agathon, Aristophane et Socrate s'entretiennent encore. Socrate soutenait que sont bons dramaturges les auteurs qui composent aussi bien des tragédies que des comédies. Aristophane et Agathon s'étant écroulés de sommeil, Socrate s'en va reprendre ses occupations comme dans une journée habituelle.

DEUXIÈME PARTIE : L’ARGUMENTATION DU BANQUET

Le Banquet ou de l'Amour, genre moral. Le titre de l'œuvre, qu'on hésite à baptiser « dialogue » car on ne trouve de dialogue que dans des intermèdes entre des discours, indique clairement son objet. Pour en dégager les intentions, il faut, comme toujours avec Platon, tenir compte non seulement des idées mais aussi de la forme choisie par Platon pour les exposer. La composition générale se discerne sans difficulté : cinq contributions - que la plupart des commentateurs qualifient de « non-philosophiques » - suivies de deux contributions « philosophiques ». Il semble donc nécessaire de s'interroger sur les rapports entre les deux (ou trois, si l'on isole le discours d'Alcibiade) parties du Banquet. Cette interrogation nous semble devoir porter sur :
- le statut de l'éloge,
- les corres­pondances entre les discours,
- les relations entre « érotique », rhétorique et dialectique.

I - Le statut de l'éloge
Le terme d'éloge est, en effet, un des termes-clefs de la construction du Banquet. C'est ainsi que Socrate, avant d'apporter sa contribution au débat sur l'Amour, fait remarquer (198a-199b) que ses cinq prédécesseurs ont loué l'Amour sans se demander si cet éloge est fondé. Lui, Socrate, se propose d'en analyser la nature et les effets : ce n'est qu'après cette démarche que peut, par surcroît, inter­venir l'éloge, si toutefois celui-ci est fondé. On s'attendrait à ce que le Banquet s'achève par l'exposition de la conception socratique de l'Amour, celle-ci pouvant être considérée à la fois comme un exposé autonome et comme une critique des contributions précédentes. Or l'œuvre se conclut par un éloge non de l'Amour mais de Socrate par Alcibiade. Pour comprendre la portée de cet éloge d'une per­sonne et non d'un concept, il faut se souvenir que Platon s'exprime aussi bien par la bouche des « non-philosophes » que par celles de Socrate et d'Alcibiade suivant deux registres qu'il n'est pas toujours aisé de superposer : l'exposé abstrait et l'expression allégorique.
Sans doute, Socrate parle vrai et démonte les allégories aventureuses des éloges des discours qui ont précédé le sien. Mais le raisonnement purement abstrait ne peut suffire à combattre l'allégorie : lui aussi doit y avoir recours. Mieux : pour comprendre qui est Socrate, il ne suffit pas de rapporter, en témoin fidèle, ses actes et paroles -, il faut aussi, c'est Alcibiade qui s'en charge, les inter­préter à l'aide d'allégories.
Si l'on admet que l'éloge de Socrate par Alcibiade commande la structure du Banquet, on peut en envisager ainsi la progression :
1) la manière erronée de s'interroger sur l'Amour : privilégier le point de vue de l'amant, la quête amoureuse (les cinq premiers discours) ;
2) l'interrogation véritable porte sur l'objet que l'on recherche à travers la quête amoureuse (discours de Socrate) ;
3) On doit louer non l'amant mais l'aimé et particulièrement celui qui en incarne le mieux les qualités : Socrate (discours d'Alcibiade). Pour ceux qui s'arrêtent aux apparences, Socrate est celui qui recherche les jeunes gens. Ceux qui sont plus perspicaces ne manqueront pas de se demander plutôt pourquoi Socrate retient les jeunes gens. Ils comprendront alors que Socrate « figure » (au sens rhétorique) tout ce qu'on recherche dans la quête amoureuse.
La progressivité de l'argumentation se décèle encore dans le soin avec lequel chaque orateur situe sa conception par rapport à ce qu'on a proposé auparavant, n'hésitant pas - humour platonicien - à prodiguer des conseils de méthode. C'est pourquoi il nous semble utile de proposer maintenant un tableau comparatif des discours du Banquet en confrontant ce qu'ils disent des origines de l'Amour, de sa nature, de sa destination, de son extension et, enfin, de ses effets.

TABLEAU SYNOPTIQUE[1] DES SEPT DISCOURS DU BANQUET
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II - L'Amour dans le « Banquet » à travers les sept discours

Comme tout schéma, celui qui précède est critiquable, certes, Alcibiade ne parle pas de l'Amour mais de Socrate. Si on l'a mentionné dans ce tableau, c'est que, selon Alcibiade, Socrate est celui qui, par excellence, provoque l'amour et en est l'objet. On observera, ensuite, que nous n'avons pu remplir toutes les cases que pour le discours de Socrate : c'est parce qu'il critique tous les discours précédents, tout en intégrant certaines de leurs considérations.

Les trois premiers discours et le cinquième font d'Amour un dieu : un des plus anciens pour les trois premiers, le plus jeune pour Agathon. L'amour n'est pas personnalisé chez Aristophane mais, pour en comprendre la nature, il faut remonter, selon lui, aux origines mythiques de l'espèce humaine. Dans le discours de Diotime rapporté par Socrate, Amour est jeune et d'origine divine ; il n'est plus un dieu mais un démon intermédiaire entre les dieux et les hommes. Dans les discours de Pausanias et de Socrate, Amour est « associé » à Aphrodite. C'est l'Aphrodite céleste que choisit en quelque sorte Socrate en donnant le primat à la beauté de l'âme sur la beauté du corps.

Pausanias et Eryximaque estiment qu'il y a deux sortes d'amour. S'il ne parle pas de deux amours, Aristophane affirme néanmoins que l'amour résulte d'un dédoublement entraînant un désir de retour à l'unité. Dans les quatre premiers discours, la dualité de l'amour se manifeste par la description de couples d'oppo­sés : homo-hétérosexuel, âme-corps, populaire-céleste. Dans les discours de Socrate et d'Alcibiade, l'accent passe de l'objet de l'amour sous ses formes « visibles » à l'analyse du désir amoureux : l'amour n'est pas dans celui qui désire ni dans ce qu'on désire mais dans ce qui les relie l'un à l'autre.

Le caractère universel de l'amour est une amplification, fondée sur une ana­lyse d'exemples précis, des remarques « cosmiques » d'Eryximaque. L'amour ter­restre, populaire, n'est, pour Socrate, qu'une image bien imparfaite de l'amour céleste, philosophique : ce faisant, il développe des intuitions de Pausanias et d'Eryximaque, dont ceux-ci n'avaient pas saisi la portée.

III - Relations entre érotique, rhétorique et dialectique

A la différence du Phèdre et du Gorgias, on ne trouve pas, dans le Banquet, de critique explicite de la rhétorique. Contrairement à la République, on n'y rencontre pas, non plus, d'exposé de la dialectique. Le fil directeur est bien, ici, « l'érotique », si l'on veut bien entendre, par ce terme, une réflexion sur la nature et les pouvoirs de l'amour. Pourtant, si l'on considère que les trois premiers discours et le cinquième sont des pastiches des discours élogieux de l’époque, il est indéniable qu'il y a, dans le Banquet, une critique implicite de la rhétorique.

Si l'on conçoit, comme Diotime, que l'amour est philosophe, que son cheminement figure celui qu'il convient de suivre pour atteindre le point de convergence entre le Beau et le Bien, on admettra que l'amour a un statut dialectique.

C'est pourquoi, à l'objectif avoué du Banquet, qui est de discuter de l'amour, se superpose l'objectif implicite consistant à se demander suivant quelle méthode il convient de discuter de l'amour. Les seules ressources de la rhétorique ne suffisent pas pour conduire valablement une discussion quelle qu'elle soit, à plus forte raison lorsqu'il s'agit du plus grand problème de l'existence : l'amour. L'érotique doit donc relever d'une problé­matique fondée par la dialectique. Pour justifier cette affirmation, nous allons examiner successivement l'érotique qui ne fait appel qu'à la rhétorique dans les cinq premiers discours et l'érotique fondée par la dialectique dans les deux derniers.

 

 

A - Rhétorique et mythologie dans les cinq premiers discours

Omniprésente dans le Banquet,la mythologie étaye l'éloge du dieu Amour par Phèdre, Pausanias et Agathon. Elle permet à Aristophane de proposer une géné­alogie fantastique des hommes et à Socrate lui-même d'argumenter en faveur de l'existence des démons. La mythologie sert ici à faire progresser le questionne­ment sur la nature d'Amour : est-il un dieu ?se demande-t-on tout d'abord ; ne connaîtrait-on pas mieux sa nature en s'interrogeant sur l'origine des hommes ? Socrate répond qu'on n'aura de lumières sur Amour que si l’on admet qu'il fait partie des êtres intermédiaires entre les dieux et les hommes.

De quelle mythologie s'agit-il ? Phèdre invoque les écrits « classiques » d'Hésiode et des poèmes homériques. Pausanias recourt à des traditions, semble-t­-il, orales. Aristophane, de même que Socrate, paraissent inventer des mythes. Deux usages donc de la mythologie dans le Banquet :le recours à l'argument d'autorité au moyen de récits traditionnels, l'invention allégorique (chez Aristo­phane et Socrate) pour « concrétiser » un raisonnement abstrait.

Phèdre se rattache au premier usage. Comme le dit Léon Robin (Œuvres de Platon, La Pléiade, Tome I, Le Banquet, pp.XXXVIII et XXXIX), « son éloge de l'Amour est farci d'érudition livresque ». Ilcite ses auteurs avec soin pour « prou­ver » qu'Eros est le dieu le plus ancien. Quand il veut « démontrer » que la force de l'amour conduit ceux qui aiment à se sacrifier à l'objet de leurs amours, il s'appuie sur les histoires que les « auteurs » ont racontées dans leurs poèmes ou dont ils ont tiré leurs drames.

Succède à Phèdre, ce mythologue pédant, le sociologue pédant Pausanias (ibid. XLIII) qui n'utilise la mythologie que pour contredire Phèdre. Il n'y aurait pas une seule forme d'amour mais deux, de même qu'il existe une Aphrodite céleste et une Aphrodite populaire. Cette dernière distinction commande une analyse de « socio­logie comparée » sur la place de l'amour pédérastique (terme qui convient mieux qu'homosexuel puisque Pausanias n'envisage que les relations entre un homme mûr et un éphèbe) selon les contrées. Encore que Phèdre l'ait précédé dans ces réflexions sur l'amour viril puisque, selon lui, une armée composée d'amants serait invincible. Malgré son ambiguïté, la conception de l'amour chez Pausanias prépare celle de Diotime puisque, selon son point de vue, il faut combiner l'amour des jeunes gens à l'amour des âmes (obéissant ainsi à l'Aphrodite céleste) et non se limiter à l'amour des corps (auquel préside l'Aphrodite populaire). Comme le dit Léon Robin : « dans ce souci chez l'agent moral de mériter l'estime d'une personne qu'il a, par choix, placée au faîte de ses plus hautes aspirations, nos répugnances à l'égard de ce qui l'accompagne ne doivent pas nous empêcher de reconnaître une étape décisive du sentiment de l'honneur » (op. cit., p. XIV).Cette justification élevée de l'une des formes possibles de l'amour se transformera, dans le discours de Diotime, en exaltation de toutes les formes d'amour mais dénuées de sensualité.

De même que Pausanias introduisait son discours en prenant le contre-pied de l'affirmation de Phèdre selon laquelle existe un dieu Amour, de même, Eryxi­maque utilise la distinction de Pausanias entre deux amours mais en l'étendant à l'ensemble des phénomènes étudiés par la médecine, la musique et la religion !

On sait que Platon, en particulier dans le Gorgias et la République, compare sou­vent la médecine à la philosophie en opposant la première à la cuisine, la seconde à la rhétorique et à la sophistique. Or, on est, ici, en présence, selon l'expression de Léon Robin, d'un « iatrosophiste » (iatro : traitements médicaux, médicaments), d'un médecin sophiste qui, avec une naïveté scientiste exemplaire, prétend fonder une conception du monde sur une distinction « scientifique » qu'il ne soumet pas à la critique : celle de la santé et de la mala­die. D'où ses antithèses entre bon et mauvais amour, le bon étant synonyme de santé et d'équilibre, le mauvais de maladie et de déséquilibre. Platon critique implicitement, ici, l'amplification mécanique verbale, l'ouverture de fausses fenêtres, la généralisation fumeuse qui ne saisit que les ressemblances les plus vagues. L'amplification fondée, qui tient compte des différences entre les termes dont on veut établir l'analogie est, elle, légitime ; c'est sur une telle amplification que s'appuiera Diotime pour démontrer que l'amour témoigne d'un désir universel d'immortalité.

Retour à la mythologie avec le discours d'Aristophane qui n'est pas un éloge de l'amour mais le récit fantastique de la création de l'homme actuel. Il y avait, à l'origine, trois genres d'hommes : mâles, femelles, androgynes. Êtres doubles, les uns étaient composés de deux hommes, les autres de deux femmes ou d'un homme et d'une femme. Ils étaient sphériques comme les astres auxquels ils se rattachaient : au sommet ceux qui participaient du soleil (doubles mâles) dans le rang intermédiaire ceux qui participent de la lune (androgynes) et au degré le plus bas ceux qui participent de la terre (doubles femelles). Aristophane n'insiste pas sur cette hiérarchie mais celle-ci est conforme aux propos des autres convives qui, eux aussi, ont cherché, mais plus maladroitement, à fonder idéologiquement la suprématie de l'amour masculin.

En invoquant un état primitif de l'humanité, antérieur à la reproduction sexuée et à l'amour, Aristophane rejoint, sans qu'on puisse déterminer si elles l'ont influencé, des traditions indo-européennes et sémitiques. Selon elles, la sexualité n'est qu'un pis-aller car « dans les mythes - comme en biologie - sexualité signifie inéluctablement mortalité » (Jacques Lacarrière : En suivant les dieux, p. 140). JacquesLacarrière cite une tradition rabbinique selon laquelle Adam était, à l'origine, une créature androgyne que Dieu dissocia d'un coup de hache ! Selon un texte indien qu'il rapporte après Mircea Eliade, l'androgyne Purusha se divisa et de lui naquit l'humanité. On sait, par ailleurs, que dans la Bible, la femme sortit de l'homme : cette tradition, on le voit, est à l'opposé des précédentes qui, en quelque sorte, justifiaient l'égalité de la femme et de l'homme. Créée « par surcroît », la femme biblique est inférieure à l'homme.

Dans le récit d'Aristophane, la sexualité semble avoir été inventée par les dieux pour affaiblir les hommes et pour s'assurer que ceux-ci continueront à leur rendre hommage. Les plus ardentes prières ne sont-elles pas celles que les amou­reux adressent au Ciel pour retrouver ce qu'après Aristophane on continue d'appeler « sa moitié » ?

Plus profondément, il y a, au cœur de l'anthropologie aristophanesque, cette idée que l'amour est la forme consciente de ce qui existe inconsciemment chez tout être vivant. La vie est renouvellement perpétuel, par division, reconstitution et à nouveau division. Idée qui sera explicitée, et avec quelle ampleur, par Diotime.

S'il est probable que les discours des autres convives aient été inventés par Platon, on peut légitimement se demander si Aristophane n'est pas vraiment l'auteur du mythe que lui attribue Platon. Aucun document ne permet de l'affir­mer mais ce passage, profond, lyrique et néanmoins bouffon, est bien dans la manière de l'auteur des Nuées. Cette pièce présente Socrate comme un sophiste accompli qui enseigne à Strepsiade et à son fils Phidippide l'art de tenir des dis­cours de mauvaise foi à l'aide de la rhétorique et de la sophistique. Malgré l'injus­tice de l'accusation envers Socrate, on doit reconnaître qu'Aristophane rejoint Platon dans la dénonciation de la sophistique et de la rhétorique. C'est peut-être pour cette raison que, dans le Banquet, Platon a attribué à son adversaire un mythe qui soutient la comparaison avec les siens.

Le discours d'Agathon contraste singulièrement avec ceux de ses devanciers. Son assurance de « donneur de leçons » - il reproche à ses prédécesseurs d'avoir célébré les bienfaits d'Amour sans avoir précisé sa nature - contraste avec le caractère artificiel de son propre discours. Le jeune poète tragique, dont on salue le triomphe, procède par affirmations péremptoires. Amour est « le plus » jeune, délicat, souple, juste, tempérant, courageux. Socrate n'aura pas de peine à montrer que ces qualificatifs ne peuvent concerner le personnage Amour mais la relation amoureuse. Agathon assurait qu'il ne ferait point d'éloge mais tout son discours n'est qu'un éloge dans lequel le raisonnement n'a pas d'assise. Si Platon lui fait louer trois vertus (justice, tempérance, courage) qu'il analysera dans la République,c'est sans doute pour montrer qu'un rhéteur peut utiliser les mêmes concepts qu'un philosophe. Mais, chez un rhéteur, il ne s'enchaînent pas et restent à l'état de verbiage.

Ce n'est sans doute pas un hasard si l'intervention de Socrate-Diotime se situe après les contributions de deux apprentis sophistes (Phèdre et Pausanias), d'un médecin et de deux dramaturges - dont seul le comique a de la profon­deur -, et avant celle d'un politicien. Platon a sans doute voulu ainsi dépeindre les « intellectuels » de son époque qui, à l'exception du disciple de Socrate, Alci­biade, ne peuvent, faute de culture philosophique, soutenir de thèses concluantes.

La tâche à laquelle va s'atteler Socrate est donc de remanier ou plutôt de constituer la problématique de l'amour.

B - Érotique et dialectique dans les discours de Socrate et d'Alcibiade

En feignant de rendre hommage à Agathon, Socrate explique qu'effective­ment les orateurs précédents ont fait fausse route en prononçant des éloges d'Amour. Il faut s'interroger sur sa nature pour comprendre ses effets. Platon reprend alors une problématique qu'il a inaugurée dans le Lysis. Cette œuvre avait, certes, pour objet non l'amour (éros)mais l'amitié (philia).Mais amitié et amour ont en commun le désir. Or on ne peut désirer que ce dont on manque. Non pas ce dont on manque absolument : il n'y aurait pas alors de désir. Pour se faire comprendre, Platon recourt à l'opposition entre savoir et ignorance. Celui qui sait n'a pas de désir de savoir. Celui qui ignore tout n'a, non plus, aucun désir de savoir. Celui qui désire savoir doit donc posséder une sorte de savoir, la cons­cience d'en être dépourvu et la volonté de combler son manque. Cette conscience alliée à cette volonté, Platon l'appelle « opinion droite ». Elle est intermédiaire entre savoir et l'ignorance.

L'amour, est lui aussi, un intermédiaire. On n'est pas amoureux si on pos­sède ce que l'amour est censé procurer. L'amour est désir de ce qu'on n'a pas, inquiétude (a-poria).C'est pourquoi le mythe de la naissance d'Amour par lequel Platon illustre cette conception, est un mythe « sémantique ». Le père d'Amour est Expédient (Poros), qui est lui-même le fils de Réflexion (Métis).Sa mère est Pauvreté (Pépia). Le philosophe, comme l'amoureux, recherche (philo)ce qu'il n'a pas : le savoir, la sagesse (sophia). Pour montrer combien le parallélisme entre le philosophe et l'amoureux, la dialectique et l'érotique est légitime, Diotime montre à Socrate que l'amour est un phénomène universel dans la nature. Le philosophe est alors celui qui prend conscience de ce qui existe en tout être vivant : le désir de persister dans son être en se perpétuant, le désir d'immortalité. Que ce désir soit inconscient la plupart du temps, c'est ce que nous découvre la considération du comportement animal d'une part, l'observation des fonctions vitales qui échappent à la conscience chez les hommes, d'autre part.

Par leurs unions, les animaux perpétuent leurs espèces et, par une sorte d'instinct, n'hésitent pas à exposer leur vie pour préserver celle de leurs enfants. Plus inconscient que cet instinct est le renouvellement incessant des corps, ani­maux ou humains, de la naissance jusqu'à la mort, qui assure l'identité person­nelle. Ce renouvellement ou permanence dans et par le changement, se produit aussi dans la vie de l'esprit, qu'il s'agisse du caractère, du comportement et même des connaissances.

Ce désir inconscient de perpétuer l'espèce et de maintenir l'identité de l'indi­vidu devient, chez les hommes, désir conscient de se perpétuer. On se perpétue en recherchant ce qui permet la perpétuation : le partenaire sexuel pour la perpé­tuation charnelle, les disciples au sens large pour la perpétuation de l'espèce humaine dans ce qu'elle a de plus noble : les œuvres de l'esprit. Celles-ci peuvent être des êtres, des nobles actions, des œuvres littéraires, des lois pour la Cité et surtout une éducation philosophique.

Ce qui permet cette perpétuation est moins le partenaire que ce qu'on re­cherche par son intermédiaire : l'enfantement dans la beauté. Enfantement instinctif chez les animaux, il est à peine au-dessus de l'instinct chez les hommes s'il se limite à la procréation charnelle. Les philosophes sont ceux qui ont com­pris que c'est une attirance vers une beauté et un bien éternel qui guide leur quête amoureuse. Ils croient d'abord que c'est la beauté de leur partenaire qui les attire. Ils comprennent ensuite que cette beauté, qui ne peut être que provi­soire, n'est qu'un reflet de l'idéal vers lequel ils tendent, idéal de beauté toute spirituelle.

C'est le bel Alcibiade, amant du laid Socrate, qui va montrer qu'il s'agit bien de beauté spirituelle. On croit que Socrate recherche les jeunes gens. Ce sont, en fait, les jeunes gens qui sont attirés, envoûtés par lui. Les disciples de Socrate ont compris que sous la laideur physique, l'apparence bouffonne des pro­pos de leur maître, se dissimulent la profondeur de son esprit, la vérité de ses paroles, le courage de sa conduite, En les inquiétant puis en leur montrant qu'il existe une méthode pour surmonter cette inquiétude, Socrate indique à ses disciples le chemin de la sagesse et du bonheur. Il montre le chemin, il n'en est pas le but.

Il est seulement l'intermédiaire, le guide. Il ne possède pas la sagesse : il la désire (philo-Sophia). Comme Amour, il est un démon qui ouvre aux hommes la porte des dieux.

La figure de Socrate illustre la coïncidence de l'érotique et de la dialectique. Le but de l'amour est bien, selon les paroles de Diotime transmises par Socrate « l'enfantement dans la beauté »par lequel « la nature mortelle cherche à se donner l'immortalité ». Cette mortelle immortalité (mortalité des individus, im­mortalité de l'espèce), le genre humain ne peut l'atteindre que quand ce sont des âmes qui sont ainsi enfantées. La nourriture des âmes, leur aspiration, c'est la sagesse. Ceux qui la recherchent, les philosophes, sont donc les véritables créateurs et ceux qu'ils créent sont les disciples auxquels ils ont communiqué leur aspiration.

Parti de l'éloge de l'amour, le Banquet se termine donc par un éloge de la philosophie qui est bien, selon un mot célèbre, non seulement amour de la sagesse mais sagesse en amour.

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[1] Synoptique : Qui permet de saisir d'un coup d'œil les parties d'un ensemble.